Nous reproduisons un article paru sur le site d’Europe solidaire sans frontières. Son auteure, la camarade Sylviane Dahan, est une porte-parole de la FAVB (Fédération d’associations de quartier de Barcelone)
Un cocktail Molotov, une voiture bourrée d’explosifs, une alerte à la bombe… Ces dernières semaines, le Paradise macro-bordel de La Jonquera, l’un des plus grands d’Europe, a fait parler de lui. S’il y avait des doutes sur les dessous de la prostitution, voici la preuve qu’il s’agit d’une industrie étroitement liée au crime organisé. Et ce milieu ne badine pas sur les moyens quand il s’agit de « régler des comptes » ou de se partager un morceau du gâteau.
L’épais casier judiciaire du patron du Paradise a été largement diffusé dans la presse. Personne ne peut croire que ce proxénète, condamné par maints trafics, soit autre chose qu’un homme de paille derrière lequel se cachent de puissants investisseurs dont l’honorable réputation conseille de rester dans l’ombre. Et que dire de ces « collecteurs de fonds » masqués et armés de fusils à répétition ? Ici, il n’y a pas non plus de surprise. Du moins, pas pour la police : les Mossos d’Esquadra – la police catalane - sont parfaitement au courant des clans mafieux opérant dans la zone frontalière. Il s’agit de gangs de trafiquants et de proxénètes qui contrôlent le flux des filles, pour la plupart étrangères, qui échouent dans l’industrie prostitutionnelle. Ces réseaux criminels gèrent l’ordre social sur les routes de la région. Les policiers savent à quel prix sont loués les ronds-points, quand un clan décide de « mettre au travail » ses filles dans une zone contrôlée par une autre bande. Non, nous ne parlons pas de la ville de Chicago des années vingt, mais des Pyrénées catalans au temps de la mondialisation.
Mais si tels sont l’état d’esprit et les mœurs de ces « hommes d’affaires », à quoi peut-on s’attendre pour ce qui est du traitement accordé aux femmes prostituées, que ce soit dans les nombreux clubs de la région ou en bordure de route ? Cependant, en dépit de l’extrême violence que reflètent les événements de ces derniers jours - et malgré leur projection médiatique, aussi bien dans la presse écrite que dans les différentes chaînes de télévision - personne ne s’est inquiété des filles. Elles n’ont pas de nom, d’histoire, de craintes ou de désirs qui méritent d’être mentionnés. Fugitivement, des reportages télévisés ont montré des silhouettes de femmes, debout sur des talons vertigineux, à l’aube, revenant au « turbin » une fois dissipée l’alarme… qui avait forcé l’évacuation de près d’un millier de clients qui avaient choisi cet endroit pour fêter l’arrivée du Nouvel An. De toute évidence, il fallait que les filles « rattrapent le temps perdu » sitôt rétablie la « normalité ».
Ce silence en dit plus sur la réalité de la prostitution que cent discours. On ne reconnaît à ces femmes-là ni identité, ni volonté. Il s’agit de simples marchandises. Personne ne se demande par quels moyens et avec quelles conséquences on peut déshumaniser des milliers de femmes jusqu’à en faire des objets propres à la consommation sexuelle masculine ? C’est plus souvent que l’on peut entendre des voix – drapées y compris de la dignité que confèrent les chaires de sociologie ou d’anthropologie - niant systématiquement cet extrême et revendiquant à chaque occasion la pleine reconnaissance et la normalisation du « travail sexuel ». Eh bien, La Jonquera et ses environs fournissent à ces apôtres de la postmodernité l’occasion de réaliser un intéressant « travail de terrain » : qu’ils aillent, par exemple, au Paradise munis d’un magnétophone et qu’ils essayent de s’entretenir avec une fille sur un sujet au-delà du prix d’un service… ils feront bientôt la connaissance de quelques gaillards qui leur expliqueront, de manière peu amène mais convaincante, en quoi consiste cette entreprise du loisir masculin. Aucune de ces voix favorables à la normalisation de la prostitution – bien sûr, toujours au nom des « droits des travailleuses du sexe » -, des voix généralement médiatisées, n’a été entendue ces jours-ci. Aucune voix exprimant le moindre souci à propos du risque « professionnel » ajouté que représente pour les femmes le terrorisme mafieux.
Qui, par contre, s’est exprimé sans ambages sur le sujet a été M. Espadaler, nouveau Conseiller d’Intérieur de la Generalitat, et membre éminent de la sage et très démocrate-chrétienne Union Démocratique de Catalogne, le parti de Duran i Lleida.« Pas question de fermer le Paradise », a déclaré sans délai, en réponse à la demande formulée par Sònia Martínez, maire de La Jonquera, désireuse comme la plupart de la population de cette ville frontalière, de voir disparaître le bordel et tout ce qui s’y associe. « Le club dispose d’une licence en règle et son activité s’en tient à l’actuelle législation. » Et comment ! La Haute Cour de la Catalogne elle-même l’avait ainsi certifié, rejetant la plainte de mairie de la Jonquera et la sommant d’octroyer aux promoteurs du Paradise le permis de construire nécessaire. Tant et si bien que le gérant du Paradise s’est senti assez couvert pour menacer la mairie d’une action en justice, réclamant dommages et intérêts pour les retards administratifs subis.
Les choses, donc, sont claires. La loi est ce qu’elle est, et permet que les bandes de proxénètes fassent régner l’ordre dans la région. La police tentera d’éviter de plus grands maux. Ou bien elle va compter les points et ramasser les cadavres, s’il finit par y avoir des morts. Dans tous les cas, l’entreprise étincelante de la prostitution doit se poursuivre coûte que coûte. Elle représente de l’argent, beaucoup d’argent. Et il y a des marchandises disponibles : les « garçons en cagoule » garantissent le renouvellement constant et la discipline d’un contingent de jeunes femmes en provenance d’Europe de l’Est, d’Afrique ou d’Amérique latine. Peu de gens connaissent leur vrai nom. Mais peu importe. Lorsque nos gouvernants parlent de « sécurité », il n’est nullement question de ces filles-là. Comme les marchandises, elles sont parfaitement disponibles et interchangeables.
De l’autre côté de la frontière, d’où provient la plupart des « clients », de nombreux élus locaux, des mouvements féministes, des syndicalistes … s’alarment de l’impact extrêmement négatif que, du point de vue du respect des valeurs d’égalité, représentent la banalisation et l’expansion de la prostitution dans la région, en particulier chez les jeunes [1, 2]. Maintenant que nous avons un débat ouvert en Catalogne sur l’indépendance et l’État que nous voulons, ce serait un bon moment pour décider si nous souhaitons que cet État soit un régime proxénète - et pour savoir quelle place référentielle voulons-nous que notre pays occupe en Europe. Ou si, au contraire, nous aspirons à une République démocratique, attachée à l’égalité et à la défense des droits de l’Homme (et de la Femme). C’est-à-dire, un régime qui soit favorable aux femmes, qui défende leur vraie liberté, leur accès à un travail digne… et qui bannisse et poursuive sans relâche toutes les formes d’exploitation sexuelle. Dans un pays démocratique, la prostitution ne peut pas être un droit de l’homme. Aujourd’hui, ne manquent pas chez nous les dirigeants politiques qui se disent prêts à braver courageusement la colère de l’État espagnol et qui, au travers d’un périple épique, promettent de nous emmener jusqu’à une Ithaque indépendante. Malheureusement, ces mêmes Ulysse se soumettent volontiers à la sacro-sainte exigence de sauver les banques – malgré l’énorme douleur sociale que cela représente - et au respect des lois qui assurent la prospérité des industries du sexe – malgré l’extrême violence que cela suppose pour les femmes. Pourquoi ne portons-nous pas la rébellion démocratique sur tous les fronts … en finissant avec les maisons closes ? Le club Paradise, en premier.
04/01/2013
Sylviane Dahan
(Porte-parole Femmes de la FAVB – Fédération d’associations de quartier de Barcelone)
Notes [1] La Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a procédé à l’audition, ouverte à la presse, de Mmes Sophie Avarguez et Aude Harlé, sociologues, maîtresses de conférences à l’Université de Perpignan et de Mme Lise Jacquez, doctorante en sciences de l’information et de la communication, sur leur étude consacrée au phénomène prostitutionnel dans l’espace catalan transfrontalier – vécu, usages sociaux et représentations, le 5/12/2012. Sous la présidence de Mme Catherine Coutelle.
L’étude a été en effet réalisée à la demande du Conseil général des Pyrénées-Orientales et du Conseil régional du Languedoc-Roussillon.
Elle porte sur le phénomène prostitutionnel dans l’espace transfrontalier catalan. On peut effectivement se demander, l’activité prostitutionnelle se trouvant essentiellement de l’autre côté de la frontière, pourquoi ce sont deux collectivités locales françaises qui s’y intéressent et investissent du temps et de l’argent dans une étude sur le phénomène.
… « La raison est qu’en tant que conseillère générale en charge de l’égalité entre les femmes et les hommes, j’avais été alertée à plusieurs reprises par des professionnels de l’éducation à la sexualité qui, sachant que beaucoup de jeunes du département sont clients des prostituées, craignent que le premier regard aperçu de ces jeunes sur la sexualité ait des conséquences sur les relations entre les filles et les garçons aujourd’hui et plus tard. »…